

Lors des dernières vacances de noël, j’ai travaillé sur la conversion d’un encodeur d’un langage informatique à un autre. Un encodeur est un modèle de machine learning permettant de représenter une donnée - une séquence de mots dans mon cas - sous une forme vectorielle dans un espace à n dimensions. Tous les cas d’usage de ce type de modèle peuvent se résumer à un forme de classification, par laquelle on produit la matière première nécessaire à un autre processus machinique. Construire un encodeur, finalement, c’est dompter une petite machine pour alimenter une machine beaucoup plus grosse.
A la fin des vacances, il ne me restait plus que la dernière étape à finaliser : les pipelines logiciels pour utiliser ces représentations vectorielles. J’avais prévu de mettre à profit les quelques heures de train à mon retour entre Paris et Londres pour terminer le projet.
J’ai pourtant mis temporairement mes plans et ma petite machine de côté, puisque j’ai lu d’une traite un pamphlet contre la grosse machine : Lettres de la machine, par Vauzanges. Ce livre n'est pas arrivé entre mes mains par hasard, ou comme cadeau d’un parent connaissant ma relation ambivalente avec la machine. Non, je l’ai acheté sur Amazon, ce que je vous invite à faire ici.
Faire honneur au travail de tous ceux qui ont participé à un ouvrage, ce n’est pas simplement l’acheter mais c’est le lire. Et surtout, le lire avec attention. En l'occurrence, le fond et la forme me poussaient à apprécier l’ouvrage donc c’est sans effort que je l’ai lu de la première à la dernière page. Et puisque que je l’ai lu avec attention, voici quelques notes de lecture.
Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout
La forme d’abord parce que la prose est délicieuse. J'admire cette maîtrise de la langue française, force que l’auteur invoque1. Sa poésie renvoie à d'illustres prédécesseurs. J’ai retrouvé dans l'égrégore bureaucratique2 le tyran et le monstre d’ennui du Voyage de Baudelaire, texte qui m’est très cher et qui pourrait d’ailleurs parfaitement être lu à la lumiere de machine totale qui nous domine.
[...]
«Ô cerveaux enfantins!
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché:
La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût;
L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout;
Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote;
La fête qu'assaisonne et parfume le sang;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant;
Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté;
L'Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie:
«Ô mon semblable, mon maître, je te maudis!»
Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l'opium immense!
— Tel est du globe entier l'éternel bulletin.»
Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!
Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image:
Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui!
[...]
Le fond ensuite, parce que mon projet sur les machines domestiquées couvre beaucoup de thèmes abordés dans l’ouvrage. Ma Machine Générale n’est pas totalement analogue à la Machine Totale décriée par Vauzanges mais suffisamment proche pour que j’en comprenne la critique. L’arbre qui, selon moi, ne monte pas jusqu’au ciel et qui finit toujours par tomber est le crapaud qui, selon lui, finit par exploser3.
Dans la critique de la maladie mathématique4 ou de la société de surveillance5, dans l’inquiétude de se voir gavé de substituts numériques6, ou dans la satire des marionnettes de la machine totale comme des personnages de jeux vidéos7, l’alignement de vision m’a d’abord rassuré sur le fait qu’une autre personne sur cette Terre - a priori à Lyon - partageait des opinions qui, pour beaucoup, relèvent du neuroticisme. Je ne vous imposerai pas ici des reformulations moins poétiques des mêmes idées. Je vous invite simplement à lire le bouquin si ces thèmes vous intéressent.
Deux chapitres ont par contre appelé des réflexions qui, je crois, méritent d'être retranscrites : l’Or et l’Argent8 et le Théâtre du monde9.
La mesure
Vauzanges met le doigt sur le double, voire triple, sens du mot programme10. Il peut être informatique, il peut être politique, il peut être scolaire. La même remarque vaut pour la mesure. On peut mesurer de manière scientifique : la mesure est alors descriptive. Mais on peut prendre une mesure politique, elle est alors prescriptive. Prescriptive est aussi la mesure que l'on bat. Nous retrouvons ici les deux faces de la médaille de la loi11.
Celui qui croit que les médailles à une face existent fait preuve de crédule docilité12. Pourtant, dans l’Or et l’Argent, la médaille n’a qu’une face. La prescriptive. Il est légitime d'être révolté à propos de ce que la machine totale a fait de l’argent ; un instrument de prescription. Mais il faut quand même s’interroger sur l’instrument de mesure qu’il fut dans un premier temps.
L’argent existe comme mesure descriptive pour contourner un obstacle majeur pour toute économie politique dans de grands groupes (en nombre et dans l’espace) : il est impossible d’apprendre à faire confiance à chaque membre. Sans confiance, les seules transactions possibles sont des échanges instantanés d’actifs physiques. Du troc. Que celui qui se refuse à envisager la face descriptive de la médaille aille délivrer une stère de bois chez le fermier le plus proche à chaque fois qu’il a besoin d’un litre de lait ou d’un poulet. Il se rendra compte que la machine sociale, comme toute machine, est d’abord soumise à des contraintes de temps et d’énergie. L’argent est un outil parmi d’autres pour optimiser ces ressources précieuses.
L’argent fournit une garantie de pouvoir obtenir une contrepartie pour ce que vous cédez. On déporte sur l'émetteur de la monnaie la confiance qu’on ne peut pas faire reposer sur l'homme qui vous promet quelque chose, un jour, d’une valeur13 équivalente à votre stère de bois. L’argent n’est rien d’autre qu’un canal de transmission de confiance d’un inconnu vers un émetteur, tout comme le contrat est un canal de transmission de confiance vers un juge (et ultimement vers un état policier). Ce que l’argent mesure, c’est le débit du canal. C’est la confiance qu’on n’a pas besoin de faire porter sur quelqu’un qu’on ne connaît pas suffisamment.
A qui faire confiance ? pourquoi ? comment ? Ces questions sont autrement plus importantes que de savoir si un indicateur économique est une cause ou une conséquence du comportement des hommes dans la Cité. Autrement plus importante que de savoir si les axiomes qui président à telle ou telle théorie économique sont valables dans la vraie vie. Ce que nous apprend l’argent descriptif, comme substitut à la confiance, c’est que nous sommes prêts à inventer de toutes pièces des unités de mesure14, qui constituent ensuite les fondations de l'édifice où nous trouvons refuge.
Interrogeons-nous sur le réconfort que nous tirons d’une poignée d’indicateurs. La critique de l’argent ne devrait pas être celle du banquier qui coche des cases mais la critique de tous ceux dont la vision du monde se limite à quelques dimensions. Ceux qui se refusent par principe au doute hyperbolique et qui ne questionnent jamais les discrétisations hasardeuses. Ceux qui ne font jamais l’effort de chercher d’autres dimensions lorsqu’ils se retrouvent bloqués dans un minimum local où leurs biais cognitif sont confirmés.
L’audience
Lire les Lettres de la machine, c’est prendre part à un ballet de danseurs schizophrènes. L’auteur, sous pseudonyme, s’adresse à une lectrice qui est en fait un homme. Un homme qui partage ici ses réflexions dans un blog anonyme. Tout le monde se prend au jeu. L’exercice est plaisant.
Pourtant, à quelques occasions, la musique semble s'arrêter, la lumière s'allumer et le spectacle s’interrompre pour quelques lignes. Alors, il n’y a plus de danseurs mais deux hommes - celui qui tient la plume de Vauzanges et celui qui écrit pour PITTI.
Je pourrais être le banquier défroqué15 de l’Or et l’Argent. J’ai des raisons de penser que c’est le cas16. Quand le récit et la réalité s’entremêlent, les questions ne sont plus simplement rhétoriques ; les métaphores sont plus simplement des figures de style.
Quelle métaphore? Le théâtre du monde.
Quelle question? Où me classer 17?
Sur la scène, comme Pur acteur ou comme personnage secondaire - parmi les plus obéissants? Ou dans le public, avec les plus libres, qui s’amusent ou s’affligent des bouffonneries des premiers?
On peut d’ailleurs se demander si le théâtre n’est pas en fait un zoo. Car la barrière invisible qui sépare les uns des autres vise autant à les protéger respectivement des dangereuses créatures qui se trouvent de l’autre côté, qu'à leur épargner des sons désagréables et odeurs nauséabondes. Sans jamais se demander qui observe qui, et qui aurait le plus à perdre si l'interaction était possible.
Quant à savoir sur je peux choisir ma place, je ne crois pas qu’il s’agisse simplement d’une question de posture ou d’intention. Les membres du public, lorsque je m’aventure parmi eux, me demandent toujours : quand reprends-tu un job dans un fonds d’investissement? La question n’est pas mal-intentionnée ; ils savent que la cage est confortable et ils ont la décence de ne pas le présenter ainsi. Pour ne froisser aucun ego, ni les leurs ni le mien, la métaphore de la scène est plus à propos.
Alors, quand remontes-tu sur scène? Ce que j’y faisais réellement importe peu. D’ailleurs, pourquoi poser la question? On ne s’abaisse pas à débattre, à chaud, du fond de la bouffonnerie. Tout au plus on vante le plumage, feignant même parfois de s'intéresser au ramage. Vous connaissez la suite… Dans mon cas, il faut se féliciter du désintérêt pour ce que j’ai à dire. On apprécie d’autant plus ceux qui ne font pas semblant.
Mais je reste intrigué par ce qui les pousse à vouloir me placer sur la scène, même quand la posture ou l’intention prouve que je m’en détourne.
L'automne des idées reçues
Le spéculateur, l’encravaté, le banquier de la City sont des étiquettes qui donnent du corps au récit et je suis suffisamment engagé dans le ballet schizophrénique pour être amusé sans me sentir concerné par le portrait robot. Je crois pourtant qu’il vaut la peine de s’y attarder. Car c’est exactement ainsi que la plupart des gens procèdent : ils distribuent les étiquettes qui donnent du corps à leur propre récit, ils s’affublent eux-mêmes de titres pompeux sur les réseaux sociaux, et n'en demandent pas plus. Les Managing Directors des uns sont les encravatés des autres, selon l’histoire que l’on veut se raconter.
Celui qui maîtrise la classification sur sa petite machine sait ce qui se joue lorsqu’on se satisfait d’un petit nombre d'étiquettes sélectionnées avec soin. La classification est une mesure de distance. Une sorte de moyenne des coordonnées des étiquettes dans un espace vectoriel. Mais la mesure est toujours une médaille à deux faces, l’une descriptive, l’autre prescriptive. Et la distance qui vous rapproche de la scène vous éloigne du public. La place dans le théâtre du monde est déterminée par le distributeur d'étiquettes.
Beaucoup n’ont pas conscience que le choix des étiquettes leur est imposé, et certains se fourvoient en pensant qu’ils labellisent en toute indépendance. On peut ainsi dénoncer la débilité du penseur conforme qui détient le graal académique18 - mais croire en même temps qu’un titre de docteur ou de professeur pèse dans la balance lorsqu’il faut isoler ce qui mérite d'être écouté du bruit ambiant de la machine. Ces titres valent de l’or pour le marionnettiste en chef19. L’Or et l’Argent n'amène pas une réflexion sur la valeur mais sur le poids20.
Le cercle d’amis conscients21 est un mirage car on n'échappe pas au poids des titres que l’on s’attribue à soi-même ou dont d'autres nous affublent. L’utilisation d'étiquettes vous place de facto sur la scène. Soit comme Pur acteur - si vous avez l’illusion de définir vous-mêmes les étiquettes - soit comme personnage secondaire [encore plus] obéissant. On ne peut jamais complètement renoncer à la discrétisation, à moins de renoncer au langage, à l'humanité et peut-être même à la vie puisque c’est la machine ultime.
On peut par contre s’abstenir de s’attribuer à soi-même des étiquettes. Et attendre que les étiquettes collées par les autres se fadent, se décollent et puis tombent. L’automne des préjugés arrive car les hommes, contrairement aux machines, finissent par oublier. C’est l’expérience à laquelle je me prête depuis plusieurs mois22.
Il faut trouver sa place dans le théâtre du monde quand on ne veut être ni sur la scène, ni dans l’audience - elle-même une scène, on l’a vu. Tout en haut, une mansarde dans l’ombre me permet d’exercer mon unique talent, braquer des projecteurs sur des Purs acteurs. Je n’ai jamais vraiment rien fait d’autre que de mettre en valeur le jeu d’acteur des autres. Je n’ai pas quitté la scène financière parce qu’on me prennait pour un idiot23 mais parce que je pensais pouvoir exercer mieux mon talent. Tout est une question de perspective. La prise de hauteur permet de s’affranchir de l’éclairage en contre-plongée, réservé à des spectacles qui ne sont d'ailleurs jamais très drôles. La prise de hauteur donne aussi de la liberté dans le choix des cibles.
La prise de hauteur permet enfin de voir le public. On réalise alors que souvent, là aussi, on appuie sur la tête d’un petit en l’affligeant du poids de l’obéissance à la machine24. Et on en viendrait presque à préférer ceux qui ne le font pas en étant avachis dans un fauteuil en velours. Conclusion plutôt inattendue de cette lecture lors de mon trajet en train. Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!
J’ai quand même trouvé une source de réconfort en rédigeant ces notes et je terminerai là-dessus. Lorsque j’ai exhumé de mes lointains souvenirs la mansarde de Baudelaire surplombant un atelier qui bavarde, j’ai re-découvert la bonne augure de l’hiver qui viendra juste après l’automne.
[...]
Je verrai les printemps, les étés, les automnes;
quand viendra l'hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin.
L'Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre;
Car je serai plongé dans cette volupté
D'évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

