
En 1957, un poulet d'élevage moyen atteignait un poids de 905g au bout de 56 jours. Il était alors considéré comme adulte et bon à être consommé. 65 ans plus tard, le même poulet âgé de 56 jours dépasse les 4kg. Mais rares sont ceux qui atteignent ce poids : en pratique, il sont abattus au bout de 35 jours, après avoir atteint 2.2kg.
Ces statistiques stupéfiantes sont largement relayées par les défenseurs de la cause animale qui pointent du doigt les conditions de vie déplorables de ces animaux de batterie. Ils manquent d'espace pour se déplacer et sont sujets à des problèmes de santé. Si la condition animale mérite l'attention, ce n'est pas l'objet de notre réflexion aujourd'hui. Nous nous intéressons plutôt à l'ordre des choses ; à l'inéluctable relation entre causes et effets. Et ce poulet est notre premier guide à travers l'univers de la Machine. Il nous révèle ce que Leibniz, déjà, pressentait: toute machine implique des machines de machines.
On constate, non sans ironie, que le surpoids du poulet s'accompagne comme chez l'homme d'une mobilité réduite et d'une mortalité accélérée. Si la corrélation est bien réelle dans les deux cas, les directions des relations de cause à effet sont opposées : contrairement à l'homme, la mort du poulet n'est pas la conséquence mais la cause de son surpoids et de sa mobilité réduite.

La vie du poulet n'est qu'un épisode fugace qui s'inscrit dans un processus beaucoup plus large visant à alimenter l'homme. Et bien que ce poulet ne soit qu'un maillon précoce d'une chaîne alimentaire extrêmement complexe, il constitue déjà une prouesse d'ingénierie. Ou plutôt d'une série de prouesses.
La sélection phénotypique, procédé que l'homme maîtrise depuis des milliers d'années, est nécessaire mais loin d'être suffisante pour atteindre ce résultat. Les industries alimentaires et pharmaceutiques jouent un rôle essentiel pour nourrir le poulet et pour lui éviter de mourir des infections bactériennes ou virales qui sont fréquentes chez les populations très denses et confinées. La biologie de ce poulet est contrôlée au niveau moléculaire.
L'élevage de ce poulet, de la ponte de l'œuf jusqu'à son abattage, implique des infrastructures extrêmement élaborées - souvent automatisées - s'inscrivant dans une chaîne logistique parfaitement orchestrée. Le respect de normes réglementaires émanant de diverses autorités est par ailleurs nécessaire pour permettre à ce poulet, une fois plumé, de continuer le voyage qui doit le conduire jusque dans votre assiette.
L'application stricte de procédures d'ordre scientifique ou pratique, la mécanisation de la chaîne de production voire celle de la chaîne de décision, ou la logistique parfaitement cadencée sont autant de processus machiniques dont la chorégraphie complexe permet la maximisation de la masse de protéines produite en fonction du temps. Le génie de l'homme n'est pas de pouvoir produire un poulet de 2 kg en un mois. Le génie de l'homme est de pouvoir réduire le poulet à ces deux variables, la masse et le temps, quitte à faire abstraction de sa nature de gallus gallus domesticus. Dans notre analyse des succès et des limites du processus machinique, l'abstraction jouera nécessairement un rôle central.
Se concentrer sur des machines spécifiques telles que celles décrites ci-dessus, aussi nombreuses soient-elles dans le système, limite l'analyse à la question du “comment?”. Si nous souhaitons étendre notre étude à la question “pourquoi?”, l'entreprise devient autrement plus ambitieuse. Se dessinent alors des machines générales qui convertissent l'illusion de devoir prévenir l'aléa (par l'accumulation, par l'optimisation, par la planification, par les normes) en carburant pour les machines spécifiques. Le poulet est devenu énorme car l'homme pensait qu'il en était techniquement capable, mais surtout car l'homme pensait qu'il le devait. Le “pourquoi” de notre poulet géant se situe ainsi à l'intersection de la machine financière et de la machine étatique. Les machines générales dépassent le cadre des causes et des effets. Elles nous interrogent sur le réconfort que l'Homme puise de nombres représentant des quantités parfois abstraites comme l'espace, l'énergie ou le temps. Toutes nos machines, qu'elles soient générales ou spécifiques, nous renvoient finalement à notre rapport à ces trois notions ; à notre obsession de les dompter. Au gré des progrès technologiques, nous avons fini par nous soustraire à l'ordre des choses, et notre contrôle s'étend aujourd'hui de l'infiniment grand à l'infiniment petit.
La danse de nos propres machines dans un système bien huilé nous subjugue autant qu'elle nous sert. Nous nourrissons la Machine comme un arbre que nous nous émerveillons de voir grandir et qui finit par subvenir à ses besoins. Ses racines s'enfoncent et se démultiplient inlassablement pour pénétrer toute niche où le chaos règne encore. Les machines spécialisées donnent ainsi à la machine générale son assise. Elles la renforcent. Et au-dessus de nos têtes, s'étend inexorablement un feuillage dont nous savons apprécier la protection. Nous avons l'illusion de pouvoir le façonner en taillant les branches encombrantes, mais dès la saison suivante nous serons à nouveau dominés. Une fois hors de contrôle, nous en admirons la majesté. L'homme est en quelque sorte esclave de l'esclave (Baudelaire ajouterait “et ruisseau dans l'égout”1) et la métaphore de l'arbre nous prépare à l'émergence des bureaucraties.
La bonne nouvelle est que, selon l'adage, les arbres ne poussent pas jusqu'au ciel. Entrent alors en jeu la loi des rendements décroissants et la loi de Parkinson que nous ne manquerons pas d'illustrer dans de nombreux domaines.
La mauvaise nouvelle est qu'ils finissent toujours par tomber. C'est un avertissement que nous retrouvons chez tous ceux qui, au cours de l'histoire, ont tenté d'établir une théorie de la Machine à la lumière des connaissances techniques de leur époque. Dans la présentation de son incontournable théorie du contrôle et la communication dans l'animal ou la machine, la cybernétique, Norbert Wiener évoque Dédale ou Héron d'Alexandrie2, auteur d'un traité de pneumatique et inventeur de machines à vapeur. Il nous renvoie surtout à Leibniz dont le monad est pris de vertiges lorsqu'il est submergé d'informations qui le rendent incapable de toute perception.
Wiener remarque en outre que notre relation à la machine constitue un pilier majeur de la philosophie moderne et s'étonne qu'elle ne soit pas reconnue comme telle. La machine, comme instrument de contrôle de l'aléa pouvant prendre ses formes variées, a en effet fasciné les penseurs depuis l'antiquité. Et toute tentative de saisir aujourd'hui la nature le machine conduit nécessairement à revisiter nombre des travaux, parfois visionnaires, tant d'un point de vue scientifique que philosophique.
Dans cette série d'articles, nous ne nous contenterons pas de décrire les diverses manifestations de la Machine mais nous tenterons d'en percer les mystères, explorant à la fois les machines spécifiques omniprésentes dans nos quotidiens et les machines générales qui façonnent nos systèmes et nos sociétés. L'exercice n'a rien d'inédit puisque nous nous inscrivons dans la lignée d'innombrables générations d'Hommes qui se sont confrontées à ces mêmes questions. Devrait-on en conclure que cette quête caractérise l'espèce humaine? Elle reflète à la fois notre curiosité innée, notre capacité d'innovation et notre désir incessant de repousser les limites du possible.



